Le CARECLUB a pour but de mettre en valeur, à travers des interventions artistiques, la sollicitude, la vulnérabilité, l'écoute et la bienveillance.
En vous rendant sur la plateforme issue de notre recherche à Belle-Idée vous avez découvert une cartographie sonore. À chacune de vos visites cette carte sera différente et peut être régénérée tant que vous le souhaitez.
Ecoute Belle-Idée est une invitation à cette balade, au hasard des rencontres entre les sons, les voix et les objets.
Suite à notre rencontre avec Belle-Idée et les Belle-Idéen·ne·x·s, nous avons eu envie de créer une fenêtre sur ce site, une balade sonore, accessible de partout. Nous y avons glané des sons d’ambiance ou des discussions au gré de nos rencontres. Dans le cadre d’une recherche organique, sans hiérarchie et horizontale, notre projet est de partager l’univers sonore de ce lieu et de toutes les questions de l’éthique du «care » qu’il soulève, dans une archive web infinie, aléatoire et participative à l’image de Belle-Idée, un lieu qui comme la mer, peut passer d’une agitation extrême au calme plat, à l’image de la santé mentale face à laquelle chacun·e·x est vulnérable. Sans hiérarchie, sans jugement et sans compromis. Cette recherche nous lui donnons place sur un site internet et sous la forme d’une carte interactive et mouvante. Pour la réaliser nous avons collaboré avec Iyo Bisseck conceptrice d’interaction, chercheuse en réalité virtuelle, web designeuse et artiste. Nous nous sommes retrouvées ensemble à la croisée de l’art, des sciences sociales et du prendre soin afin de développer une forme à la fois technologique et sensible en accord avec nos recherches et observations faites sur le terrain. Nous avons créé une forme à partir d'objets que nous avons rencontrés sur place et que lorsqu’on les effleure donnent à entendre des sons que nous avons récoltés au fil de nos visites. Ces sons peuvent également être entendus dans leur intégralité grâce à l'onglet « catalogue » du site.
L’ART EN MILIEU HOSPITALIER
L’art occupe depuis quelques siècles déjà une grande place dans les contextes hospitaliers, tout d'abord sous forme de collections, il est aujourd'hui présent dans le milieu des soins de manières multiples et diverses.
D'une part, l'art est présent sous forme d’intervention artistiques in situ ou par acquisitions d'œuvres dans le but de décorer les bâtiments et leurs alentours ou de questionner les personnes usagères des lieux. D'autre part, il y a l'art comme outil de soins sous la forme de l’art thérapie (accompagnement psychothérapique par la création artistique) ou dans des centres sociaux-culturelles proposant des activités.
Dans le contexte plus particulier des Hôpitaux psychiatriques, le concept de Living Museum (LM) s’est aussi développé en Suisse et en Europe ces dernières années. L'idée est de créer des ateliers d'art dont l'objectif est de changer l'identité du·de la malade mental·e en celle de l'artiste dans une atmosphère de communauté, de solidarité et de créativité.
D'après le collectif RELAX
2, ce concept est loin d'être pensé de manière ouverte, le groupe doute du caractère émancipatoire d'une telle idée : « est-ce nécessaire d'ajouter des institutions dans des institutions à la place de donner de réels moyens aux personnes déjà engagées comme des éducateur·rices socio-culturel·les, pourquoi nommer un tel lieu un musée, pourquoi ne pas travailler directement avec les écoles d'art ? ». Le LM se présente comme un lieu bienveillant, une bulle ou le·la·x patient·e·x atteint·e·x de troubles psychiatriques produit de l’art avec une visée thérapeutique, ce qui induit un suivi, soutenu par les assurances maladie et donc une nécessité de rendu débouchant notamment sur une production d’art brut validé par l’institution, et s’inscrivant à sa manière comme une sorte de catégorie dans le monde de l’art contemporain.
Un autre concept que l’on associe à l’art en milieu hospitalier psychiatrique est celui de l’Art Brut, terme créé par Jean Dubuffet autour de 1945 et qu'il décrit ainsi : « Nous entendons par là [Art Brut] des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistiques, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, [...] Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe »
3.
Cette vision de l’Art qui serait dit Brut contribue à renforcer les différences entre personnes qui seraient dites neurotypiques et neuroatypiques, à classifier et hiérarchiser les différentes pratiques artistiques et les inscrire à tout prix dans des cases.
Nous sommes critiques sur le fait qu’une telle théorie, et une telle définition aussi violente et condescendante de l’Art Brut émane d’une personne non concernée, qui est elle-même considérée comme un artiste qui est reconnu comme légitime par un système dominant.
Cette vision de l’Art ainsi définie a certes visibilisé, à une époque donnée, toute une production artistique qui n'était ni considérée ni prise au sérieux. Aujourd'hui, nous parlons également " d'ousider art " . Avons-nous besoin de telles catégories ? Des définitions qui contribuent à renforcer les différences entre personnes qui seraient dites neurotypiques et neuroatypiques, à classifier et hiérarchiser les différentes pratiques artistiques et les inscrire à tout prix dans des cases. Qu'en est-il d'une telle théorie aujourd'hui ? Une telle définition n'est elle pas violente et condescendante, puisque cette définition émane d'une personne reconnue et légitimée par et dans un système dominant : l'art contemporain ?. Par ailleurs, il semble que le fameux Musée de l'Art Brut à Lausanne continue, sans critique ni remise en question de/à nourrir un tel système de justification. Nous avons pu nous en rendre compte lors d’une visite que nous avons faite (de la quatrième biennale du musée intitulée Théâtre en 2019). Nous avions spécifiquement demandé une visite guidée dans une perspective féministe. Notre ressenti à été que beaucoup de grandes artistes femmes n’ont pu avoir accès à l’art, à la reconnaissance et à des place dans des musées, uniquement en entrant dans cette case d’art dit “Brut”.
En tant que collectif socialement engagé, au prémice d’un travail et d’une recherche évoluant dans le contexte d’un hôpital psychiatrique, nous ne voulions pas nous inscrire dans la suite d’une vision traditionnelle de l'art hospitalier telle que décrite plus haut, qui à nos yeux, reste totalement déconnectée des notions d’interdépendances des individus et les considérant comme des objets de fascination complaisante. Nous avons plutôt émis l'hypothèse que c'est en valorisant une attitude qui est déjà utilisée dans les soins, et que nous partageons : l'écoute que nous pourrions proposer un projet cohérent et pertinent. Cela a été dès le départ notre méthode de travail, de nous mettre à l'écoute du lieu et de ses usager·x·e·s afin de comprendre quelle place nous pourrions et nous souhaitions y avoir. Ceci a été possible grâce à la confiance précieuse que nos interlocutrices nous ont accordée.
LE CONTEXTE THÉORIQUE
L’éthique du” care”
L’éthique du “care” de Fabienne Brugère a été notre première lecture, nous aidant à comprendre la manière dont le soin est considéré en société et les relations de pouvoir et d’interdépendance qui en découlent. Selon Brugère, il s’agit du lien entre sollicitude et soin, dispositions et pratiques. Cette attention permet de redonner une place à la vulnérabilité dans le lien social. Alors que le libéralisme tend à exclure la vulnérabilité de l'espace public, l'éthique des soins lui redonne une visibilité.
Fabienne Brugère explique que le soin de l’être humain est une qualité fondamentale de celleux-ci, celle de vouloir prendre soin des un·e·x·s des autres, et à reconnaître la vulnérabilité. Nous sommes tous·te·x·s sujet à la vulnérabilité un jour, que ce soit lorsque nous sommes enfants, lorsque nous sommes âgé·e·x·s, lors de certains passages de vie, ou même tout au long de celle-ci. Brugère pose la question de comprendre pourquoi, alors que cette valeur de la vulnérabilité est commune à tous les êtres humains, le fait de prendre soin a été mis de côté dans notre société.
Elle décrit alors l’individu·e·x type mis en avant par la société libérale, l’individu·e·x entrepreneur·euse·x de soi. C’est-à-dire un·e·x individu·e·x qui est autonome et indépendant·e·x qui va s’engager de son plein gré dans une coopération dans la société. Beaucoup de féministes, comme Susan Moller Okins, Annette Baier, Eva Feder Kittay, ont critiqué cette vision, disant que nous ne sommes pas tous·te·x·s égaux·le·x·s à tout moment de notre vie, puisque certaines personnes sont vulnérables. Nous ne sommes pas tous·te·x·s des individus indépendant·e·x·s et libres notamment lorsque nous avons besoin de soins d’autres personnes. Nous sommes dépendant·e·x·s ou interdépendant·e·x·s et cette dépendance rend de toute manière les rapports asymétriques. Une personne reçoit le soin et l’autre le donne. La conception même de penser que nous sommes tous·te·x·s égaux·le·x·s revient à penser que tout le monde a les mêmes chances de « mener sa vie » de « réussir sa vie » et que donc les personnes qui n’y arrivent pas n’ont en quelque sorte pas assez donné d’elles-mêmes.
Mettre au centre cette vulnérabilité permet de prendre en considération la sphère privée, infrapolitique, ce qui se passe vraiment entre les individus et dans les foyers. Dans notre société, cette vulnérabilité est cantonnée au domaine de l’intime, de même que les sentiments qui sont considérés comme irrationnels et risqueraient de mettre en danger le fonctionnement moral de la politique dans la sphère publique.
L’intime est politique et l’éthique du “care” veut alors trouver une manière de remettre cette vulnérabilité au centre de la politique et de la morale, car le fait de prendre soin est central et essentiel à la vie humaine. L’activité de prendre soin en elle-même n’est pas universelle, car elle se construit dans la relation entre les individus et selon les besoins. Prendre soin est quelque chose de fluide, souple qui s’adapte à chaque situation, contrairement à une morale impartiale. C’est une des forces de l’éthique des soins de pouvoir s’adresser à tout type d’identité et changer avec elles, correspondre à l'aspect imprévisible des scénarios de vie.
LA VULNERABILITE DANS LE CONTEXTE DU SOIN
Soigner signifie guérir d'une maladie ou d'une blessure ; prendre soin, c'est agir sur la vulnérabilité. Le discours de Judith Butler sur la vulnérabilité et sa relation avec la résistance et l'autonomisation a également accompagné notre compréhension de l'éthique du “care”. La vulnérabilité est souvent exposée dans les infrastructures défaillantes, et comme Butler l'a discuté dans une conférence intitulée Vulnérabilité et Résistance en 2015, c'est une relation en tension entre être affecté et agir. Dans une infrastructure défaillante, nous pouvons produire de la résistance en reconnaissant le potentiel de mobilisation de la vulnérabilité. La vulnérabilité n'est pas une position subjective qui peut être diminuée ou renforcée. La sollicitude n’a pas pour objectif de diminuer la vulnérabilité, car cela pourrait éventuellement conduire à solidifier l'état vulnérable de certaines minorités.
Certains idéaux d'indépendance sont masculinistes, et ces idéaux négligent la relation d'un·e·x individu·e·x avec l'infrastructure. Partir du principe que les patient·e·x·s ne sont pas dépendant·e·x·s de leurs institutions médicales les rend vulnérables car cela néglige les relations possibles qui ne sont pas uniquement basées sur la pathologie. Pour pratiquer le soin, nous devons nous demander si nos actions renforcent cette dépendance.
Le soin est une façon d'assumer la vulnérabilité et de la mobiliser comme un acte de résistance, peut-être même de créer des liens partagés entre les infrastructures défaillantes. Butler mentionne le “care” comme une réaction aux conditions existentielles, mais l'éthique du soin devrait pousser les réactions plus loin afin de renforcer l'essence de la relation au sein de la vulnérabilité en considérant cette relation non pas comme un rapport de pouvoir mais comme un lien d’interdépendance potentiellement vecteur de force.
NOTRE PLACE
Situé dans un grand parc, l'hôpital de psychiatrie de Belle-Idée, appelé initialement “asile de Bel-Air”, est un établissement psychiatrique rattaché aux Hôpitaux universitaires de Genève. Ouvert au début du xxe siècle, il se trouve sur la commune de Thônex. Le site regroupe la majorité des unités hospitalières de psychiatrie générales ou spécialisées de Genève. Chaque unité correspond à un bâtiment qui possède ses chambres, ses salles à manger, ses salles communes et sa cour extérieure.
Même si depuis quelques années la ville a tendance à s’en rapprocher par la construction intensive de nouveaux immeubles, le site de Belle-Idée est encore considéré comme très excentré et en marge de la ville. Un centre de requérant·e d’asile a ouvert cette année sur ce même site ce qui peut renforcer l’impression que l’on place à cet endroit les « indésirables » pour la société. Nous sommes entrées en contact avec le site de Belle-Idée par le centre socio-culturel Nicolas Bouvier, situé dans le bâtiment Abraham Joly. À noter que Abraham Joly a occupé pendant 30 ans des postes à responsabilité au sein de l’Hôpital Général de Genève, et est à l’initiative, à la toute fin du XVIIIème siècle, de l’interdiction de l’utilisation des fers et des chaînes pour contenir les patient·e·x·s malade·x·s mentaux·le·x·s.
Nos observations du Centre Nicolas Bouvier nous ont fait réaliser que beaucoup d’activités y étaient déjà menées et que la difficulté principale était d’amener les gens au centre. Nous avons donc décidé de ne pas en rajouter sous la forme de workshop ni d’intervenir en ajoutant une œuvre plastique, celles-ci étant déjà nombreuses sur tout le site. Notre envie a été de créer une ouverture entre l’hôpital et la ville, un meilleur lien entre les différentes unités de Belle-Idée, et de valoriser le travail fait au centre Nicolas Bouvier tout en propageant la voix des personnes présentes sur le site. Nous nous sommes donc mises à l'écoute du lieu.
Lors de nos premières visites à Belle-Idée nous nous rendions directement au centre Nicolas Bouvier. Nous nous installions au centre sur une table pour avoir nos discussions de travail, entre le piano et l’ordinateur avec accès à internet. Dans un premier temps nous nous étions pas vraiment posé de question puisque nous venions à la rencontre du lieu. C’était évident que pour nous en imprégner nous devions y être présentes. Mais nous nous sommes vite rendu compte que nous prenions trop de place. Nous sommes cinq, ce qui à l’échelle du centre représent un grand groupe, à noter qu’avec les mesures sanitaires en vigueur durant la crise du COVID-19, c’est à dire pas plus de cinq personnes à la fois autorisées dans le centre en plus de l'équipe de travail, nous occupions littéralement tout l’espace disponible.
Une fois, nous nous sommes toutes naturellement installées sur les canapés qui se trouvent à l’entrée du centre. Comme en vitrine et bien visible depuis l’extérieur. Michèle Lechevalier est venue nous prévenir que nous étions en train d’impressionner certaines personnes qui n’osaient du coup plus rentrer dans le centre. Cet incident nous a fait réaliser que, malgré nos bonnes intentions, nous ne saisissons pas toute la complexité du lieu et qu’il s’agissait d’une attention de chaque instant étant donné que certaines choses nous échappent, vulnérabilité des corps, habitudes, sensibilité.
Nous avions donc besoin d’un endroit pour se retrouver et travailler, hors du Centre Nicolas Bouvier afin de laisser l’espace aux autre utilisateur·ice·x·s et de pouvoir nous concentrer tout en restant au sein de Belle-Idée. Nous avons pensé à Une chambre à soi, de la nécessité pour toute femme de disposer d’une pièce à soi et de créer en toute liberté de Virginia Woolf. Pour avancer dans le projet nous avions aussi ce besoin. Il nous fallait notre chambre à nous pour nous inscrire dans ce lieu où notre présence flottante, sans cahier des charges précis pouvait être gênantes pour nous et pour les autres.
Michèle Lechevalier a immédiatement soutenu notre démarche qui s’inscrivait dans le projet mis en place en coopération avec Marie-Antoinette Chiarenza (comme décrit ci-dessus, voir projet CAAP) et elle a trouvé un bureau dans un autre bâtiment. Ce bureau nous l'appelons l'atelier et est devenu notre lieu de résidence artistique au cœur de l’hôpital. C'est à partir de là que nous avons vraiment pu commencer à produire. Nous avons pu prendre du recul par rapport à ce que nous avons vécu sur place, ainsi que nos différents échanges et définir plus précisément notre positionnement. Même si notre place physique matérialisée en l’atelier au sein de l’institution était très importante pour nous, c’est une toute autre stratégie que nous avons mise en place dans notre manière d’évoluer dans le lieu. Même si le milieu de l’art et les attentes des différentes institutions nous poussent plutôt vers une visibilité
4, nous avons appliqué une stratégie de l’invisibilité ou du caméléon. Au-delà de rencontrer le lieu nous voulions rencontrer les personnes qui en prennent soin et celles qui y sont pour qu’on prenne soin d'elles. Dans notre envie d’horizontalité, il était beaucoup plus logique et naturel de nous mettre face aux autres personnes et leur parler simplement avec écoute et bienveillance, sans chercher à mettre des étiquettes. Il en est de même de nos conversations avec les personnes hospitalisées que les personnes qui travaillent à Belle-Idée. Car ce qui nous intéresse n’est pas ce que les personnes font mais ce que les personnes sont et ressentent. Afin de provoquer la rencontre et la discussion nous avons donc cherché à créer des espaces temps propices aux échanges. Nous avons organisé des pics-nics dans le parc où nous nous sommes installées pour avoir des loisirs manuels simples.
NOTRE RÉALISATION
Le statement de notre collectif établi, et notre espace de travail installé, il fallait prendre des décisions sur la direction de notre projet et l’approche que nous souhaitions adopter. Nous voulions quelque chose qui reflète notre avis critique et notre positionnement féministe. Nous voulions créer une une pièce artistique qui apporte aux usager·ère·x·s de Belle-idée, qui serve de lien entre l’hôpital et la ville mais également de lien entre le centre Nicolas Bouvier et les différentes unités qui l’entourent. Toujours pour poursuivre notre volonté de ne pas intervenir de manière visible dans le lieu, nous voulions une œuvre immatérielle. Assez rapidement nous nous sommes dirigées vers le médium du son car celui-ci correspond mieux à l’écoute et répond aux valeurs de notre manifeste et les pièces sonores sonores rendent possible la diffusion dans et hors du site. Le son permet de gérer plus facilement à la question de l’anonymat, inhérent au contexte hospitalier, bien que toujours complexe. Ce principe de l’anonymat, nous permet aussi une certaine horizontalité des différentes sources sonores. Au centre Nicolas Bouvier, le souhait de Laura Lapraz et Estelle Polano est que les personnes n’aient pas à définir leur rôle ou leur statut dans le lieu. Anfin que chacun·e·x puisse venir là, passer un moment de détente, sans être défini·e·x par sa raison d’être au centre, personnel médical, d’entrƒcetien, patient·e·x… Le fait de n’entendre que les sons empêche aussi le jugement sur l’apparence physique. Ce dernier aspect va dans le sens de notre volonté de déstigmatiser. En effet, en ne faisant entendre que les voix, nous créons un trouble, l’idée et qu’on ne sache pas distinguer si c'est une personne soigné·e·x ou une personne soignante qui parle.
Notre première envie a été de réaliser des podcasts traitant de thématiques distinctes. Nous avons donc commencé par réaliser des entretiens sur place, enregistré des sons du lieu, de l'ambiance. Au moment du montage plusieurs questionnements sont apparus. En effet, le podcast suppose un rendu efficace et des paroles cohérentes. Nous nous sommes senties coincées par ce format et la notion de montage qui lui est intrinsèque. Il nous a semblé inadéquat vis-à-vis de nos valeurs et de celle du centre. Faire un montage demande de choisir, couper, hiérarchiser, aller à l'efficace, chercher à plaire et à ne jamais ennuyer. Thématiser implique de diriger les conversations et empêche la liberté, la divagation, le silence. Cette méthode ne correspondait pas à l’écoute bienveillante d’une parole, d’une histoire, d’un récit, pour laisser la conversation se faire de manière organique tel que nous le souhaitions.
Au printemps 2020, suite à l'épidémie du COVID-19, nous n’avons pas pu nous rendre sur place durant plusieurs mois. Le contact a été difficile à maintenir et pour cette raison durant l’été 2020 nous avons organisé une résidence sur place que nous avons appelée Le Summer Camp. Lors de cette semaine, nous nous retrouvions tous les jours sur place pour travailler et renouer avec le lieu. Nous avons surtout pu approfondir notre réflexion. Jusque là, en nous voyant uniquement une fois par semaine nous avancions mais sans pouvoir aller au fond des choses. Le fait de se voir des journées complètes sur une semaine a été déterminant dans l’avancée du travail. C’est à cette occasion que nous avons décidé de totalement rompre avec l’idée du podcast et de mettre au point une archive sonore. Un archive horizontale, aléatoire et infinie à l’image de Belle-Idée, un lieu comme la mer, où l’on peut passer d’une agitation extrême au calme plat, à l’image de la maladie mentale face à laquelle chacun·e·x est vulnérable. Sans hiérarchie, sans jugement et sans compromis. Cette archive, nous lui avons donné place sur un site internet sous la forme d’une carte interactive et mouvante. A partir du site de Belle-Idée nous avons créé ce qu’on pourrait définir comme un non-site selon la définition de Robert Smithson. Nous avons collaboré avec Iyo Bisseck, conceptrice d’interaction, chercheuse en réalité virtuelle, web designeuse et artiste. Nous nous sommes retrouvées à la croisée de l’art, des sciences sociales et du prendre soin afin de développer ensemble une forme à la fois technologique et sensible en accord avec nos recherches et observations faites sur le terrain. Pour donner forme à l’archive nous avons conceptualisé une cartographie faite à partir d’objets que l’on trouve sur place, dans le parc ou au Centre. Nous avons modélisé ces objets en 3D à partir de photos, en assumant les manquement que cette façon de faire peut produire. Ces objets recomposées de millions de pixels se croisent et forment cette cartographie qui lorsqu’on l’effleure donne à entendre les sons que nous avons glanés au fil de nos visites. Cette carte apparaît sur la page d'accueil et est à chaque fois différente. Elle peut être régénérée autant que souhaité. Chaque carte, quand on y balade sa souris, offre à entendre un nouveau parcours sonore.
Afin de constituer cette bibliothèque d’archives sonores nous avons rencontré de nombreuses personnes sur place avec lesquelles nous avons enregistré des conversations. Il était important pour nous d’avoir des personnes qui travaillent sur place, qui prennent soin du lieu, qui sont actuellement patientes ou qui passent simplement par là… Nous avons également enregistré des sons d’ambiance et des discussions entre nous. Ces sons peuvent aussi être entendus dans leur intégralité sous un autre onglet du site.
Ce site web est accompagné d’un support papier, micro édition de présentation afin d’avoir un objet concret qui communique autour de notre projet et qui invite les Belle-Idéen·ne·x·s à se rendre sur le site web afin de vivre l’expérience que nous y proposons et les non-Belle-Idéen·ne·x·s à se rendre sur place. Peut-être une voix, un objet se fera reconnaître…
Notre démarche pourrait s’apparenter à celle de L'Esthétique relationnel, concept développé par Nicolas Bourriaud dans les années 1990. Cependant elle n’en est pas, au contraire elle se revendique hors de cette emprise conceptuelle. Là où Bourriaud s’appuie sur une esthétique et développe sa théorie à partir d’un soi situé en histoire de l'art se basant uniquement sur un système marchand, nous insistons sur la nécessité de considérer qu'un glissement s'opère, du site à la relation, quant à l'ancrage de l'art dans le champ social. Bourriaud dit que l’art crée de la relation mais ne définit pas cette relation. Nous sommes critiques face à cette attitude qui revendique que l’art relationnel crée du lien social mais qui ne questionne pas cette relation et reste finalement dans une approche très esthétique, théorique, voire consensuel. Nous pouvons citer ici la critique Claire Bishop qui questionne ainsi la théorie de Bourriaud: “If relational art produces human relations, then the next logical question to ask is what types of relations are being produced, for whom, and why?” En attirant notre attention sur le manque d'indications fournies par l'auteur qui permettraient de répondre à ces interrogations, Bishop soulève le problème de la définition de la relation interhumaine chez Bourriau. Là où L'Esthétique relationnelle s’ancre dans l'institution et à un regard en surface sur ce qui fait relation, notre pratique s’est développée essentiellement sur le terrain, en allant à sa rencontre. Nous recherchons un art qui met l’accent sur l’expérience de la relation sociale et qui cherche à créer la rencontre, un espace de négociation entre soi et l’autre.
Le site web créé par le CARECLUB et Iyo Bisseck est une trace, une matérialisation de notre rencontre avec Belle-Idée mais c’est aussi une invitation. Son interface étant aléatoire et infinie, c'est une première rencontre chaque fois renouvelée entre elle et ses visiteur·euse·x·s. Notre souhait est que certaines de ces relations aillent au-delà de cette première rencontre. En créant cette plateforme nous voulons créer un outil, un lien qui perdure à notre passage. Ce processus de modélisation des objets peut être perpétué et on peut imaginer que l’archive soit alimentée de voix, de sons et d’images indéfiniment. Vous pourriez y contribuer à condition d’être en accord avec les valeurs de notre collectif et donc de ne jamais oublier que la base de l’écoute est le consentement. Ensuite, il vous suffirait de vous y déplacer et d’écouter. Pour s’y rendre, il faut prendre le bus, oui, ça n’est pas tout près. Mais on vous assure que ça n’est pas si lointain.